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terre thaemlitz writings
執筆

Lovebomb / Ai No Bakudan
Introduction en français
 
- Terre Thaemlitz


Originally posted on comatonse.com in August, 2002. French translation of introductory essay to the album of the same name first released by Mille Plateaux (Germany: 1/2003, MP117 [discontinued]), and replaced by a complete video adaptation with bonus materials and full audio CD self-released through Comatonse Recordings in both PAL and NTSC formats (Japan: Comatonse Recordings, 11/2005, D.001). (Video originally released on VHS Japan: Comatonse Recordings, 7/24/2003, V.002 [discontinued].) Translation courtesy of Gauthier Herrmann. Click here to view original Mille Plateaux CD release artwork. Click here to view Comatonse Recordings DVD+CD release artwork.


 

Track Listing

  1. Welcome (Time Has Left Us)
  2. Between Empathy And Sympathy Is TIme (Apartheid)
    (Excerpt / 抜粋) 1:45 1.4MB MP3 128kB/s
  3. SDII
  4. SD
  5. Lovebomb
  6. Sintesi Musicale Del Linciaggio Futurista (Musical Synthesis Of Futurist Lynching)
  7. Signal Jamming Propaganda (Just Another Fucking Love Song)
    (Excerpt / 抜粋) 1:52 1.5MB MP3 128kB/s
  8. My Song Of Peace, Friendship And Solidarity
  9. Anthropological Interventionism
  10. Ai No Bakudan (Between Empathy And Sympathy Is Time)
    (Excerpt / 抜粋) 1:43 1.3MB MP3 128kB/s
  11. Love Theme From Ai No Bakudan
    (Excerpt / 抜粋) 1:22 1.1MB MP3 128kB/s
  12. Welcome (Reprise)
  13. Main Theme From Lovebomb
  14. chng yourlove (Bonus Track)

Internet Exclusive


 

Amour de la religion. Amour de son pays. Amour de la famille. Amour de ses amis. Amour de l'équipe. Amour de Jésus, de Jéhovah, d'Allah, de l'islam, de l'hindouisme, de Bouddha, de Jim Jones, d'Aum Shinri Kyo, amour du Pape. Amour de la liberté, de l'argent, du commerce, du style de vie. Amour de la chasse, de la plaisance, des pick-ups, des tueries, du score, des cris, des poings, des poignards, des crachats, des bousculades, des culbutes au bas de l'escalier. Amour du rythme. Le rythme.

Le "dancefloor global" (piste de danse [ndt]). Quelle expression territoriale inepte ! Comme n'importe quelle nation, la nation de la House fait barrage de samples d'" amour " pour étouffer les arnaques financières, les arrangements mesquins, les détournements de fonds, l'exploitation, la drogue et le crime organisé. Je ne sous-entends pas là que tout propriétaire de salle, que tout promoteur, tout organisateur, artiste ou autre ait des tendances criminelles. Au contraire, je m'en remets à la générosité et à la présence d'esprit de quantité de personnes de bonne foi, motivées par leurs visions différentes de la construction d'une communauté. Mais de même que l'on absorbe une substance illicite, la quête de la vision réjouissante se fait complice d'une corruption qui emprisonne. L'imploration assourdissante de la scène des night-clubs à " s'aimer les uns les autres " est inséparable de ce qui se passe dans des ambiances feutrées de l'autre côté des cloisons.

Pop, country, jazz, soul, R&B, classique... Toutes ces musiques regorgent d'" amour ", un terme si abondant qu'on lui accorde l'autorité du sens sans le moindre examen. Le mot anglais, love, figure dans des chansons chantées dans n'importe quelle autre langue de par le monde. De même, les représentations hollywoodiennes des manières, des caresses et des baisers à l'américaine sont visibles et sources de profits partout dans le monde. Mais encore une fois, on va un peu vite en gratifiant le tout de l'autorité du sens - une reconnaissance apparemment irréfutable de l'universalité de l'amour (occidental). Cependant, comme n'importe quel américain non-préparé peut le remarquer pour peu qu'il soit confronté à la distance, à la " froide " réserve des amants japonais, les différences culturelles de l'amour existent bel et bien. Quand bien même une bonne partie de la jeunesse japonaise s'embrasse façon Hollywood, les modèles judéo-chrétiens occidentaux de répression et de libération de la sexualité n'expliquent en aucune manière leurs pratiques d'échanges sexuels. Malgré l'extension de l'infection globale des modèles occidentaux de comportements hétérosexuels et homosexuels, l'amour, l'intimité, la passion, les caresses et le sexe n'y sont pas encore aussi singuliers (ou triangulés entre les modèles lesbien, gay et hétéro) qu'on pourrait le croire. Et même au sein des cultures occidentales, à considérer que l'amour est véritablement universel, comment expliquer que les attentes individuelles concernant quelque relation soient à ce point spécialisées?

L'amour - aussi inexplicablement dévorant qu'il soit - n'est pas tant une émotion qu'une équation de variables culturelles dans des contextes spécifiques. Qu'il s'agisse de ce que l'on sait des caresses en public entre un homme et une femme, ou de ce que l'on ignore des coups donnés de l'autre côté des cloisons, les deux schémas coexistent dans bon nombre de systèmes de déséquilibres chaotiques convenus. L'un des éléments clefs de l'amour est la justification de la violence. Ne serait-ce que par ce simple fait que l'essentiel de la violence nous vient des personnes de notre entourage. Nous intériorisons des relations familiales fuyantes, incapable d'expliquer le lien de l'amour. " C'est certainement pas de l'amour " direz-vous... Mais regardez un peu plus près et considérez-vous heureux de n'avoir pas gardé les cicatrices de violences affectives ou physiques associées à ceux que vous aimez ou avez aimé, que vous les ayez reçues ou infligées, que ce fut intentionnellement ou par inadvertance. Demandez-vous de quelles manières les relations sociales de la " famille " ou des " amants " facilitent des comportements par ailleurs inacceptables. Certaines relations sociales supposent la présence de l'amour et c'est cet amour qui nous permet de fermer les yeux sur l'oppression du charmant voisin qui bat sa femme, des parents qui battent leurs enfants ou des prêtres qui violent leur congrégation. Finalement, l'amour post-industriel n'est qu'un dispositif idéologique de plus qui facilite la division entre espace " public " et " privé ", complice, sur la base d'une telle division, des inégalités et de l'exclusion. Le processus même de la recherche d'un partenaire est moins la quête de la bonne personne que l'exclusion de la multitude.

Pour le dire en termes historico-matérialistes conventionnels, l'assertion commune selon laquelle les cultures développent des rituels tels que le mariage en tant qu'ils sont l'expression de la capacité naturelle de l'homme à aimer est en réalité une inversion après-coup de la fonction idéologique de l'amour comme expression de processus sociaux matériels dans une culture donnée. La foi en cette assertion rend presque impossible à saisir l'implication des cultures, des histoires et des mondes qui vont sans se soucier, sans même avoir besoin d'un modèle de l'amour pour influer sur les constellations propres à chacun. Par exemple, dans la plupart des cultures (comprenant jusque récemment une bonne partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord) l'histoire du mariage n'a été qu'une succession d'arrangements explicites et de soumissions à de très strictes hiérarchies sociales (ainsi, le mythe shakespearien de " l'appel universel " de la romance repose moins sur l'éloge de l'amour qui s'épanouit dans la tempête que sur la tragédie de libertés restées lettres mortes du fait même des contraintes culturelles de l'amour. J'ajouterais que la réponse la plus " universelle " à la romance shakespearienne est, en réalité, l'ennui). Il devient encore plus difficile d'envisager la famille comme un locus de l'amour dès lors qu'on considère certaines cultures arabes dans lesquelles un violeur peut s'éviter le châtiment à condition d'avoir convaincu sa victime de l'épouser - offre non dépourvue d'intérêt pour cette dernière qui aurait autrement dû affronter l'ostracisme et le meurtre des mains de sa propre famille déshonorée. Ou certaines cultures sud-américaines où il est légal pour un homme de tuer sa femme si elle l'a insulté. Ou encore le Japon où il a fallu attendre ces dernières années pour que des lois soient votées qui permettent l'intervention de la police dans des " affaires privées " telles que les disputes domestiques et le viol d'enfants. Aujourd'hui encore dans le monde occidental - bastion auto-promu de l'égalité - la relation entre partenaires continue de tourner autour d'exclusions de race, de classe, de statut social et - la plus primordiale et la moins remise en cause de toutes - de genre (il est d'ailleurs assez décevant de constater à quel point les communautés gay et lesbienne, qui ont pourtant développé une réponse critique à la culture hétéro, sont typiquement sujettes à des codes de comportements plus tyranniques encore).

Lorsqu'on élargit la notion de famille à celle d'Etat-Nation, on découvre que les procédures de l'immigration sont tout aussi incommodes, alambiquées et éprouvantes sur le plan affectif que la destruction et la construction de liens au sein d'une famille ou avec un amant. L'immigré saute d'une relation à une autre sans avoir l'opportunité de se retrouver entre-temps, espérant que le soulagement de la rupture avec son ancien partenaire continuera de l'emporter sur ce qu'il ignore encore du nouveau. Dans le cas de mon installation au Japon, où je proclame un désir fervent et amoureux (mais non pas, du moins je le crois, culturellement idéalisé) de rester " pour toujours ", je suis (peut-être trop) au courant de ce que le désir est sans doute le moindre des facteurs dans la poursuite d'une relation à long terme. Tant du point de vue procédural que social, le Japon se focalise sur des relations à court terme et envisage les étrangers non comme des " immigrés " mais comme des " visiteurs ". Dans la plupart des cultures, l'arrivée d'immigrés, au même titre que celle de n'importe quel amant ou membre d'une famille, représente à la fois le danger de la destruction du moi et la promesse de la création d'un corps social renouvelé. Pour paraphraser Salman Rushdie, c'est la conquête apparemment impossible par l'immigré d'une force de gravité (autrement dit, une fois prise " la voie des airs ") qui g杯 au cマur de ses potentiels simultanés pour le ressentiment et l'admiration. Il est forcé de jongler avec un ensemble de préjugés et de fétichismes - quels que soient leurs déséquilibres et en plus du bagage personnel qu'il porte déjà - pour être le bienvenu dans sa nouvelle famille.

Il pourrait sembler tangent pour un travesti comme moi d'envisager la notion d'amour sous l'angle de la famille, mais même en prenant le fait sexuel en considération, on ne peut ignorer ceci que la famille demeure le cadre premier autorisé où " faire l'amour ". Depuis le plus jeune âge on nous bombarde d'informations qui nous font assimiler cette cha馬e circulaire de commandements : l'amour mène au mariage, qui mène à la famille, qui mène à l'amour. On ne conna杯ra le maillon manquant qu'un peu plus tard : le sexe - vil instinct soustrait au regard, au même titre que les dérangements intestinaux ou que toute autre fonction organique " déplacée ". Plusieurs des Etats d'Amérique du Nord ont conservé des lois incriminant les actes sexuels non-reproductifs comme la sexualité orale. Et il ne s'agit pas seulement de lois idéelles sans conséquences. Elles forment une législation qui réprime la diversité sexuelle, visant en particulier les hommes homosexuels, mais aussi, à l'occasion, les autres. Il y a moins de dix ans de cela, un homme du Missouri et sa femme se sont fait arrêter pour sodomie quand un citoyen concerné (qui plus tard se révèlera être un voyeur) rapporta à la police que la femme en question taillait une pipe à son mari dans l'intimité de la chambre conjugale.

Bien sûr, les répressions sexuelles trouvent un relâchement corollaire et simultané dans le marché immensément lucratif du sexe. Il semble, en fait, que plus une culture est restrictive dans le domaine de l'expression de la sexualité, plus les images de relâchements sexuels y sont extrêmes. Prenez la pornographie japonaise où la censure des parties génitales est surcompensée par des mises en scène de viols [actes violents qui se distinguent du jeu sadomaso en ce qu'ils n'impliquent pas le consentement mutuel], de pédophilie [actes sexuels pré-pubères et fétichisme de l'uniforme collégien], de bondage et de scatologie. Même si ces pratiques ne constituent pas la base de la plupart des comportements sexuels au Japon, ils sont devenus le décor standard du paysage sexuel japonais. Il est également intéressant de noter que la pornographie gay et lesbienne y est encore quasi inexistante. Cette situation d'ensemble révèle combien la " pornographie " n'est pas tant ce qui introduit la corruption dans une société que l'expression de ses répressions (pour faire simple, l'industrie du porno repose économiquement sur son injonction au dénominateur commun, le statu quo, non sur le fait de persuader les consommateurs de changer d'idéaux - un processus de consommation du temps fonctionnant à l'encontre de la pulsion de dépense).

Une fois admis que l'amour ne saurait être à la racine des échanges culturels fraternels, mais que ces derniers ont toujours existé et existeront toujours, je ne peux éviter de conclure que, dans une stratégie de coexistence dont le contexte est global, l'amour n'est pas la solution. D'Hélène de Troie (l'amour du sexe) aux croisades chrétiennes (l'amour de la religion) et du nazisme (l'amour de la mère patrie) à l'opération Justice Infinie (nom donnè á l'opération militaire amèricaine de représailles en Afghanistan suite aux attentats du 11 septembre 2001 [ndt]) (l'amour de la liberté), les sociétés ont toujours placé l'amour au cマur des conflits et des conquêtes - chaque fois pour dissimuler sous une cape de vertu impénétrable des visées culturelles bien plus vastes. Je n'arrive toujours pas à me remettre des épanchements d'amour du public américain pour les personnes affectivement et physiquement traumatisées par les attentats d'un matin de septembre, par opposition au mépris de ce même public pour les traumatismes affectifs et physiques occasionnés par les opérations militaires à long terme telles que les bombardements nocturnes américains de villes irakiennes pendant des mois et des mois (une entreprise qui reprend alors que j'écris). En opposant le " mal " qui repose dans le cマur de l'ennemi avec leur propre " bonté aimante ", les Etats-Unis continuent d'esquiver des décennies de rapports de causalité matérielle et de jeux de marionnettes foireux - notamment la militarisation initiale de Saddam Hussein qu'ils ont eux-mêmes organisée pour tenter de contenir l'Iran après la chute du Shah Pahlavi. Les Etats-Unis correspondent à cette sorte d'" actif " (actif [par opposition à passif] renvoie ici à la relation homosexuelle [ndt].) assumé qui s'envoie en l'air avec n'importe qui, cherche à dicter sa loi dans la relation du début à la fin et rejette violemment tout " passif " désireux d'incorporer ses propres besoins dans le processus. C'est lorsque les actions du " passif " mettent momentanément en question le rôle de l'" actif ", libérant l'un et l'autre du carcan de ce à quoi on pouvait s'attendre, que la notion de terrorisme est susceptible d'émerger. L'" actif " déclare que de telles actions sont injustifiées et sans précédent, puis fait une rapide démonstration d'amitié, preuve de son incapacité totale à comprendre que tout ne dépend pas de lui. Certaines de ces actions relèvent de l'amour de soi du passif et, comme les actions de l'actif, ne sont pas nécessairement enracinées dans le souci de réciprocitéノ en particulier lorsque les conventions sociales semblent exclure toute possibilité de dialogue.

Même des événements comme les attaques terroristes du 11 septembre 2001 sur New York, Washington D.C. et (bien qu'on l'ait déjà oublié) la Pennsylvanie, paraissent diviser l'industrie de la musique en deux camps. La plupart déclare que nous avons plus que jamais besoin de musique et de divertissement pour procurer joie et amour aux gens. Mais pour d'autres, dont je fais partie, de tels événements ne font que montrer combien tant de musique et de divertissements sont hors de propos et sans importance. Pis encore, l'obéissance patriotique servile s'éveillant, ils nous montrent l'échec des gens à voir les dangers du mercantilisme nationaliste.

Plutôt que des chansons sur l'amour et l'unité, j'aurais envie d'entendre les sons de l'amour et de ses irréconciliables différences. Non des élégies alanguies ou des chansons d'amour mélancolique, mais des stratégies croisées, des contenus stratifiés. Des sons où la promesse, l'attente et l'élan sont non pas les éléments essentiels mais des produits dérivés possibles. En dépit de tentatives pour " se remettre " des amours passées, les motifs contemporains entrent en collision avec les souvenirs d'amours perdues dont on se languit encore ou avec les relations désastreuses à ne jamais répéter. Les nouveaux désirs impatients se nourrissent de mélodies, de samples et de techniques hors d'âge. Au risque d'invoquer un autre terme galvaudé, j'aurais envie de chansons de " diversité " - une diversité conflictuelle dépourvue d'unité. Une telle diversité ne menace pas la société contemporaine d'un effondrement futur. Elle est, bien au contraire, le reflet d'un séparatisme de longue date et des dissensions impliquées dans toute " union sacrée ", par lesquels l'unité sociale se brise en microcosmes culturels. Tout comme l'amour, l'émancipation est là où vous la trouvez, quand vous la trouvez. Un miroir pervers de la séparation.

- Terre Thaemlitz