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2014 vu par Terre Thaemlitz
 
- Terre Thaemlitz


Publié à l'origine en Playlist Society (FR), 2 Janvier 2015. Traduction par Nicholas Fournier.

 

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Introduction de Nathan :

Et vous, suivez-vous ce qu'il se passe au Japon ? Terre Thaemlitz (que l'on connait le plus souvent pour son projet en tant que DJ Sprinkles) y habite depuis longtemps maintenant, assez longtemps pour offrir un point de vue effrayant sur la condition du pays, le traitement des femmes et les problèmes enracinés dans ce pays fascinant. C'est avec beaucoup de plaisir et d'honneur que nous l'accueillons donc sur ces pages, alors que le Premier Ministre Abe vient d'être réélu.

Nous vous proposons aussi la version originale (en anglais) ci-dessous.

L'enregistrement le plus mémorable :

L'interruption et le sexisme envers Ayaka Shiomura, membre de l'Assemblée Métropolitaine de Tokyo, par les membres de droite de l'assemblée, le 18 juin 2014.

Le 18 juin, Ayaka Shiomura prononçait un discours devant ses confrères et consoeurs de l'assemblée à propos des difficultés rencontrées par les femmes quant aux politiques d'éducation des enfants à Tokyo, quand Akihiro Suzuki, membre du Parti Libéral-Démocrate (PLD) du premier ministre Abe s'écria du balcon : "tu ferais mieux de te marier! ". Bien que Suzuki lui disait clairement de se taire et de se retirer de la politique (il suffit de constater la pression continuelle que les femmes japonaises subissent pour arrêter de travailler et de se marier), il affirmait plus tard, dans des excuses publiques, que son commentaire n'était pas spécialement pour Shiomura, mais pour toutes les femmes, déclarant: "Naïvement, j'espère que les femmes se marieront rapidement parce que je pense que cela pourrait soulager les problèmes de taux de natalité et de mariage tardif que nous rencontrons au Japon"... comme si cela rendait son putain de propos moins insupportable ?

Alors que l'assemblée éclatait de rire, un autre perturbateur (dont on ne connaît toujours pas le nom) ajoute: "est-ce que tu peux avoir des enfants au moins? ". Shiomura n'est pas du tout quelqu'un qui se définirait comme féministe ou que je considérerais comme une alliée politique. Le fait qu'une telle personne se retrouve sous de tels feux est une preuve de la profondeur de la misogynie au Japon en 2014. Dans la vidéo en question, on peut voir que Shiomura est prise à défaut et rit avec les perturbateurs - elle a ce rire réflexe et mal à l'aise que l'on a dans un moment de surprise, un rire reconnaissable par quiconque a déjà été publiquement agressé. (Dans ma jeunesse, je sais que j'ai rencontré plus d'un casseur de pédé un sourire sur mes lèvres). Quelques secondes plus tard, sa voix tremble, sur le point de pleurer. Je trouve ce moment tellement déchirant et difficile à regarder, précisément parce que la nature a priori exceptionnelle de cet incident exprime des dynamiques sociales qui, elles, sont concrètes.

L'enregistrement le plus absent :

Hakuo Yanagisawa (ancien ministre japonais de la santé, du travail et du bien-être): le discours des "machines à accoucher".

Plus tôt cette année, Takashi Ujita, un cinéaste japonais, m'a demandé de produire texte, illustration et une édition limitée d'un vinyl 7 pouces pour la partie musique d'un nouveau journal culturel, Farben. À un moment dans mon texte, je parle du discours tristement célèbre de Yanagisawa en 2007 sur le déclin de la population au Japon, discours dans lequel il compare les femmes à des "machines à accoucher" et affirme que la seule solution au déclin était d'accélérer la chaîne de montage. Malgré l'indignation sociale face à cette objectification crasse des femmes et à l'absence de perspicacité quant aux causes sociales du déclin de la population (qui sont ancrées dans les discriminations envers les femmes promulguées par ces institutions dont parle justement Yanagisawa, la famille et l'industrie), il a réussi à garder sa position de ministre de la santé. (Ai-je besoin de préciser qu'il était lui aussi membre du PLD?).

Pour la face B de mon 7", je voulais une composition basée sur un enregistrement de son discours. Cependant, malgré tous nos efforts avec l'équipe d'Ujida (qui a ses entrées dans l'industrie du film et de la télé japonaise), nous n'avons pu localiser aucune trace de l'enregistrement - en ligne ou ailleurs. Il semblerait que l'enregistrement ait été purgé de tous les sites, ce qui montre qu'un effacement total d'internet est possible (avec le pouvoir gouvernemental de votre côté). ノtant données les luttes sans fin et futiles de mes collègues et moi-même pour contrôler les mouvements de nos propres productions en ligne, je confesse que j'ai été surpris par la minutie de la suppression des fichiers. Nos enquêtes auprès des chaines de télévision qui avaient diffusé l'enregistrement au moment de l'incident s'est aussi avérée futile, puisque toutes ont déclaré qu'elles n'avaient aucune bande - ce qui m'a frappé comme extrêmement suspicieux.

Incapable de trouver un enregistrement de ce discours, j'ai produit ma piste à partir d'enregistrement de la couverture média et des manifestations qui ont entouré le discours de Yanagisawa. L'absence de son enregistrement proposait un contrepoint effrayant au thème plus large de mon texte, intitulé "Naisho-Wave Manifesto (Secrecy-Wave Manifesto)", qui se concentrait sur les fonctions et la nécessité continue d'un "placard", de silence et de secret comme moyens d'autodéfense au sein des environnements culturels. Alors que je parlais de silence comme stratégie de survie parmi des pouvoirs culturels dominants, la minutie incroyable de la suppression du discours de Yanagisawa de l'histoire démontre la disposition à réduire au silence d'une culture dominante.

L'arrestation la plus obscène :

3 décembre 2014, arrestation de Minori Watanabe (aka Minori Kitahara) et Megumi Igarashi (aka Rokudenashi-ko) pour outrage aux bonnes mœurs.

Alors que j'écrivais ceci - une semaine avant l'élection nationale qui décidera si le premier ministre Abe pourra prolonger son règne - le PLD et ses policiers larbins ont encore frappé avec l'arrestation le 3 décembre de l'artiste Megumi Igarashi et de l'illustratrice et gérante de sex shop Minori Watanabe. Elles ont toutes les deux été arrêtées pour outrage aux bonnes mœurs pour l'exposition d'une œuvre d'Igarashi en forme de vagin dans la boutique de Watanabe. L'arrestation se base sur une utilisation extrêmement vague des lois de censure, qui interdisent strictement toute représentation photographique d'organes génitaux, mais qui en général ne concerne pas les objets ou les images (illustrations ou autres). Igarashi avait déjà été arrêtée en juillet dernier pour avoir distribué les données du scan de son vagin, destinés aux imprimantes 3D. Techniquement, les objets finaux en 3D ne sont pas la raison de son arrestation, elle a été arrêtée pour le partage même des données. La police a déclaré que partager des images de son vagin revenait à "distribuer du matériel pornographique". Cela me parait aussi absurde que d'interdire l'inspection des zones génitales au monde de la santé, ou d'empêcher les docteurs de partager les données de ces inspections. Et comment gère-t-on les scanners corporels dans les aéroports alors ? Ce qui est clair ici, c'est que la police et le gouvernement utilise leur pouvoir pour appliquer ses lois comme bon leur semble, abusivement et sans cohérence ou réflexion.

Malheureusement, Igarashi est encore aujourd'hui en détention. Watanabe a été libérée même si je suis sûre qu'elle est loin d'être tirée d'affaire. J'ai suivi la couverture de l'arrestation d'Igarashi par la presse occidentale, et elle se concentre toujours sur les enjeux habituels de la relation entre l'expression artistique et la censure. Cependant, je suspecte que l'arrestation de Watanabe était motivée par des raisons qui dépassent la simple complicité avec la promotion du travail d'Igarashi. Watanabe est une fervente détractrice de Abe, et elle le prend souvent pour cible dans ses caricatures politiques. Aussi incroyable que cela puisse paraitre vu de l'étranger, il est très probable que son arrestation soit un moyen d'arrêter la publication de ses éditos pendant cette semaine critique qui précède l'élection. (Au moment o cet article sera publié, l'élection sera terminée et je prédis tristement le prolongement du règne d'Abe au pouvoir. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le PLD a gardé un contrôle politique constant au Japon, sauf pendant deux ans pendant les années 90, et les deux ou trois ans juste avant l'arrivée de Abe au pouvoir. Je ne vois pas leur règne s'arrêter de sitôt. MAJ: Abe et le PLD ont été réélus comme prévu).

Pour donner un peu de contexte à ces arrestations, je voudrais préciser que, sous Koizumi (Premier Ministre de 2001 à 2006, membre du PLD lui aussi), Abe avait été personnellement sélectionné pour être en charge du "nettoyage" du système d'éducation japonais. Cela impliquait la destruction immédiate d'un mouvement naissant pour une éducation non-genrée dans les écoles publiques, ainsi qu'un retrait des textes féministes des bibliothèques publiques. Si vous êtes en train de vous dire: "éliminer des livres ressemble purement et simplement à de la censure", vous auriez raison. Une des premières auteures visée par cette censure était Chizuko Ueno, professeure à l'université de Tokyo, féministe notoire et auteure et conférencière depuis les années 60. C'était en 2006. Au même moment o l'on retirait ses livres des étagères, Ueno devait être la première intervenante dans une série de conférences sur les droits de l'homme, sponsorisée par le Gouvernement Métropolitain de Tokyo. À la dernière minute, le gouvernement a forcé l'annulation de sa présentation de peur qu'elle utilise le terme "non-genré". Je doute que l'ironie derrière la censure d'un discours à une conférence sur les droits de l'homme ait échappé au PLD. Je pense qu'ils s'en foutaient, et qu'ils avaient le pouvoir de s'en foutre. Abe a donc des liens directs et continus avec la suppression des discours sur le genre et le féminisme depuis plus d'une décennie. Je sais que Watanabe et Igarashi sont depuis longtemps des participantes actives des régulières réunions féministe de Ueno, "Chizuko-zemi", et qu'elles sont sûrement constamment surveillées par le gouvernement et la police.

Personnellement, je trouve les travaux d'Igarashi déficients, dans le sens o ce sont généralement des "objécts" bénins qui ne résonnent que dans le contexte du climat de censure au Japon (comme son œuvre la plus connue, "le kayak en forme de vagin"). Les travaux en tant que tels ne donnent que peu de pistes sur les luttes culturelles qui encadrent leur production. À l'échelle de l'occident, ils sont "inoffensifs" – ce qui, avec le temps, signifiera sûrement "intemporel" au sein des marchés de l'art, une fois que le véritable contexte de violence qui a donné naissance à leur production aura disparu des mémoires et tout ce qui restera sera le "geste" de représentation de soi d'Igarashi. (C'est une des raisons pour lesquels je déteste les Beaux-Arts). Et c'est peut-être pour cela que la majorité de la couverture de la presse s'est concentré sur Igarashi plutôt que sur Watanabe. En effet, la rhétorique libérale de la lutte pour "l'expression artistique" est bien moins complexe culturellement que de publier des discussions précises sur les luttes contemporaines sur le sujet du genre. Merde, la plupart des néo-libéraux vont défendre "l'expression artistique" seulement parce qu'ils ont de l'argent investi dans la bourse appelé Beaux-Arts, et "le sexe fait vendre". Mais je suis tout à fait convaincu que le cœur de ces arrestations n'est pas la censure artistique. Et que l'on ne devrait pas les traiter comme telles.

Le cœur de ces arrestations, ce sont des abus par un PLD conservateur et une police japonaise trop puissante. Tout cela s'inscrit dans les traditions de Reagan et Thatcher: investir dans la militarisation et limiter de plus en plus les droits civils ; refuser de remettre en question le gouvernement, la privatisation des agences gouvernementales, le démantèlement des services sociaux, ainsi que la réduction des budgets pour l'éducation dans le but de garder les masses ignorantes ; pousser un retour à une vision conservatrice et binaire du genre et mettre en avant l'immortel mantra des "valeurs familiales" et de "la propriété privée" afin d'assujettir économiquement et idéologiquement via des prêts hypothécaires de 35 ans (tu ne possèdes rien !)... Tout cela a même un nom accrocheur qui tente de saisir la gloire de la "Reaganomics": "Abenomics".

Crédit photos : Comatonse Recordings